le terme « manga » : histoire et redéfinitions modernes

manga dans l’histoire japonaise

De nombreux auteurs attribuent de manière erronée la paternité du terme manga 漫画 à KATSUSHIKA Hokusai 葛飾北斎, le célèbre peintre et dessinateur d’estampes. Si l’influence de Hokusai sur la popularisation de ce terme de par le titre de ses recueils de croquis, Hokusai manga 北斎漫画, publiés dès 1814, est évidente, il n’en est pas pour autant l’inventeur. Il est particulièrement frappant que la même année 1814, un autre artiste, AIKAWA Minwa 合川珉和 publia lui aussi un recueil de croquis sous un titre analogue, Manga hyakujo 漫画百女, ou « 100 femmes en manga« . Cela laisse à penser que le terme était déjà répandu dans le milieu de l’Ukiyo 浮世. En effet, c’est près de vingt ans avant la publication du premier volume de la Manga que SANTÔ Kyôden 山東京伝, dessinateur d’estampes et auteur de romans gesaku 戯作, extrêmement populaire, fit le premier usage documenté du néologisme manga. La désinvolture avec laquelle il l’employe semble indiquer que manga était alors déjà d’usage courant et ne nécessitait ainsi pas d’ample explication. Dans la préface de Shiji kôga (ou Shiki no yukikai) 四時交加 « passants des quatre saisons » (1798) il explique que le dessinateur a croqué sur le vif les passants de la rue. L’expression dont il se sert pour désigner l’action de l’artiste est « manga suru » 漫画する, c’est à dire « faire du manga ». Le terme pourrait dans ce contexte désigner des croquis pris sur le vif. Le sens du terme est néanmoins certainement plus large et décrirait plutôt l’action de dessiner librement, de réaliser des croquis ou des ébauches. C’est ce que la préface du premier tome de la Manga de Hokusai indique. L’éditeur y raconte comment à l’occasion d’une visite de l’artiste à Nagoya, Hokusai en compagnie d’un de ses disciples aurait dessiné comme par jeu un nombre important de motifs -plus de trois cents d’après la préface- qui une fois rassemblées auraient constitué l’intégralité de ce premier tome. L’accent est mis sur la liberté et la désinvolture avec laquelle ils auraient tracé les nombreux dessins, ici sans l’aide d’aucun modèle. 

Le succès formidable de la Manga fit certainement se propager le terme. On peut imaginer que des éditeurs l’employèrent libéralement dans le titre de leurs publications dans l’espoir d’améliorer leurs chiffres de vente. Ainsi on trouve par exemple un Kokkei Manga 滑稽漫画, « croquis (manga) comiques » en 1823, comme titre de ce qui ne peut être mieux décrit que comme un catalogue de motifs décoratifs. La visée publicitaire de cet usage du mot manga paraît évidente. Selon SHIMIZU Isao 清水勲, manga finit par devenir un terme générique pour désigner toutes sortes de livres d’images, le plus souvent imprimés simplement en noir sur le blanc du papier (SHIMIZU, p. 76). Notons que la Manga, pour sa part, fut conçue dès sa première impression en trois couleurs, noir, gris et rose pâle -ces deux dernières pouvant de surcroît être superposées pour obtenir un ton supplémentaire-, ce qui la distingue nettement de publications bon marché.

Ce n’est que beaucoup plus tard, dans la première moitié du 20e siècle, que manga prit un sens nouveau sous l’impulsion de KITAZAWA Rakuten 北澤楽天. Bien qu’il ne désignait alors pas la bande-dessinée à proprement parler -et pour cause, le médium comme nous le connaissons aujourd’hui était encore balbutiant-, c’est néanmoins à cette époque qu’il rentre dans sa généalogie. Kitazawa l’utilisa pour nommer les caricatures et comic strips qu’il dessinait dans le journal Jiji Shinpô 時事新報 (« Nouvelles courantes »). Son intervention fut de substituer manga à l’ancien nom que portaient ces dessins de presse, ponchi-e ポンチ絵 « dessins [dans le style du] Punch« . Il inventa également le terme mangaka 漫画家 qui désigne aujourd’hui encore les dessinateurs de bande-dessinée. Manga était alors un terme désuet, dénotant la période passée d’Edo 江戸時代 (MIYAMOTO, cité dans BERNDT, p.309), mais la réattribution de sens que lui fit subir Kitazawa lui garantit une postérité.

manga à l’étranger

Aujourd’hui on utilise le terme manga en dehors du Japon pour désigner la bande-dessinée produite dans l’archipel. Le terme ne doit néanmoins pas nous tromper; le « manga » partage avec la bande-dessinée franco-belge, les « fumetti » italiens ou encore les « comics » américains la même identité. En japonais on utilise manga pour parler indifféremment de la bd d’occident et de celle du Japon même. C’est pourquoi nous préférons parler de « bande-dessinée japonaise » afin d’insister sur l’équivalence en tant que médium plutôt que sur les différences dûes soit dans le fond à des spécificités culturelles japonaises, ou dans la forme à certaines conventions graphiques particulières. L’histoire même de la bd japonaise est redevable à l’occident. En effet ce sont d’abord des européens, Charles Wirgman et Georges Bigot, respectivement anglais et français, qui introduisirent au Japon l’art de la caricature et du dessin satirique dans un premier temps, puis le comic strip. Par la suite, les japonais subirent l’influence des dessinateurs américains plutôt qu’européens tout en développant  peu à peu une industrie du « manga » spécifiquement japonaise, intimement liée à la presse.

manga et autres termes

Un certain nombre d’autres termes sont utiles pour examiner l’histoire de la bd au Japon. Nous avons déjà évoqué les ponchi-e de Wirgman. Il nous faut encore citer toba-e 鳥羽絵. Toba-e  est un terme complexe et problématique car il regroupe plusieurs questions liées à la genèse de la bd du Japon. Le terme peut se traduire comme « images [dans le style de] Toba » et fait référence au moine Toba Sôjô 鳥羽僧正 ou plutôt aux rouleaux historiés 絵巻物 que la tradition lui attribue, les Chôjû jinbutsu giga 鳥獣人物戯画, « images satiriques d’humains et animaux ». Toba-e désignait un style de dessin exagéré et comique inspiré par les dessins de figures humaines des Chôjû jinbutsu giga et employé dans des estampes comiques monochromes durant la période d’Edo. Nous passerons sur l’attribution pour le moins incertaine des 4 rouleaux des Chôjû jinbutsu giga à Toba Sôjô dont on ne connaît par ailleurs pratiquement rien, et plus particulièrement des rouleaux 2 à 4 dont le style ne concorde pas avec celui du premier. Il s’agit pour nous un problème mineur car la paternité du moine était à l’époque largement acceptée. En revanche, la confusion augmente avec l’apparition du journal satirique de Georges Bigot, baptisé précisément Tôbaé, dans une orthographe qui à la fois reflète l’absence de standardisation de l’époque dans la romanisation du japonais, et trahit également l’origine francophone de Bigot. Les dessins et comic strips publiés dans Tôbaé tombent dans la catégorie des ponchi-e, c’est à dire un style de représentation et de narration occidental et donc différent des images comiques japonaises. Cependant le titre choisit par Bigot, qui reconnut certainement dans les dessins japonais les « caricatures » et « dessins satiriques » du Japon, induit une confusion entre deux expressions historiquement et fondamentalement séparées. En effet, la caricature occidentale s’attachait à une ressemblance « photographique » des traits du visage au modèle, une technique héritée de la tradition picturale occidentale. D’autre part, le contenu satirique du dessin de presse qui osait s’attaquer aux figures du pouvoir avait été jusque-là interdit au Japon par le gouvernement shogunal. Toba-e et dessin de presse sont donc différents autant dans le fond que dans la forme.

Par ailleurs, Shimizu fait une liste impressionnante de termes ayant désigné durant la période d’Edo divers types d’impressions comiques (SHIMIZU, p. 78). Ces termes sont parfois redondants. Ils désignent dans certains cas un style particulier, une méthode d’impression ou un genre de livre d’image 絵本. Parmi ceux-ci : giga 戯画, tawamure-e 戯れ絵, kyôga 狂画, ou encore soga 麁画.

bibliographie

BERNDT Jaqueline, « Considering Manga Discourse : Location, Ambiguity, Historicity » in MACWILLIAMS Mark, Japanese Visual Culture : Explorations in the World of Manga and Anime, M.E. Sharpe, 2008, pp. 295-310.

MIYAMOTO Hirohito 宮本大人, « manga gainen no jûsôka katei : kinsei kara kindai ni okeru » 「漫画」概念の重層化過程―近世から近代における (« Le processus de superposition des concepts de « manga » : de la période pré-moderne à la période moderne ») in bijutsushi 美術史52, no. 2, pp. 319-334.

SHIMIZU Isao 清水勲, edo no manga 江戸の漫画 (« Les manga d’Edo »), Tôkyô 東京, Kôdansha 講談社, 2009 (2003).

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